« Tous pourris ! »
La formule interpelle. Pourtant, elle a tendance à se répéter. De l’étudiant-révolutionnaire en herbe au retraité en passant par la ménagère de moins de cinquante ans et le salarié lambda sirotant une boisson brassée avec savoir et se dégustant avec sagesse, un nombre grandissant de citoyens semble de moins en moins supporter leur perception de ceux et celles que l’on a coutume de rassembler sous le vocable d’ « élites ».
« Elites sportives » aux salaires affolants, « élites économiques » responsables de la crise financière, « élites politiques » incapables de résoudre les problèmes quotidiens et d’anticiper les grands enjeux d’aujourd’hui et de demain, « élites culturelles et intellectuelles » fonctionnant en vase-clos, les qualificatifs et les critiques ne manquent pas pour ce groupe d’individus, souvent brillants, à tout le moins doués dans leur sphère d’activité.
Souvent méprisées, les élites sont aujourd’hui perçues par beaucoup de citoyens comme une nouvelle classe de privilégiés. La cible à abattre. Notre ADN aurait-il été modifié par l’héritage de 1789 et les nombreuses conquêtes sociales et autres libertés acquises de haute lutte par la suite, pour nous avoir rendus aussi réactifs face aux situations qui nous paraissent injustes ou semblent remettre en cause certains acquis des Lumières ?
Certes, il faut aussi savoir reconnaître la complexité des grands dossiers auxquels nos dirigeants actuels sont condamnés à faire face. Nécessaire régulation de la mondialisation, émergence de nouveaux acteurs influents au sein du grand échiquier mondial, réchauffement climatique, crise économique et sociale : les enjeux ne manquent pas. Et, face à certains constats d’impuissance, réelle ou supposée, il n’est pas rare d’être parfois tenté de succomber aux sirènes évoquant des solutions simples (voire simplistes) et promettant des lendemains qui chantent.
Ces sirènes, nous les avons déjà entendues par le passé. Et nous savons aujourd’hui qu’en succombant à cette tentation, nous pourrions engendrer le pire.
Le rapport entre élites et démocratie est complexe. Une relation incestueuse diront même certains. La démocratie étant le gouvernement du peuple « par » et surtout « pour » le peuple, est-il vraiment sain d’opérer une distinction au sein de ce dernier ?
En ces temps où l’égalitarisme, c’est-à-dire la volonté de mettre sur le même plan des situations différentes, supplante parfois l’égalité, beaucoup seraient tentés de répondre par la négative.
Et pourtant…
Pour répondre à cette relation entre démocratie et élites, il convient avant tout de définir ce que l’on entend par ce concept.
Il me semble que, très tôt dans son histoire, l’être humain a pris conscience d’une forme, non pas d’une prétendue « inégalité » (son esprit fécond mais parfois aussi cruel développera ce type de théories aux conséquences dramatiques par la suite), mais bien des « différences » au sein de son espèce. Qu’il s’agisse de la taille, de la corpulence, de la force physique, de la vitesse, du génie ou du savoir, il existe immanquablement des différences multiples et variables entre tous les êtres humains, étant entendu que ces différences, et c’est tant mieux, dépassent les barrières artificielles de la langue, de la religion ou de la couleur de peau.
Ainsi, chaque compétition connaît son gagnant et son perdant. Chaque classement connaît un premier et un dernier. La technologie permet même aujourd’hui de départager des athlètes au centième voire au millième de seconde près.
Ce qui est valable de façon naturelle dans le sport l’est également dans d’autres domaines. Le talent, le savoir, peuvent certes être travaillés, améliorés, développés. Cela n’empêche pas une gradation selon les qualités de chacun.
De tous temps et en tous lieux, les collectivités humaines ont pu distinguer en leur sein les premiers et les derniers, les gouvernants et les gouvernés, les exemples et leurs adeptes.
Du meilleur chasseur de l’aube de l’humanité au dernier prix Nobel de chimie en passant par l’incarnation du génie humain en la personne d’Albert Einstein, l’être humain n’a cessé de se différencier, nous offrant toute cette richesse qui fait autant le bonheur des anthropologues que celui de toute personne respectueuse de la diversité du genre humain. C’est d’ailleurs par sa différence et sa définition par rapport à l’« Autre » que chaque peuple a pu construire son identité propre. L’existence d’élites est donc inhérente à toute société humaine.
L’existence presque innée d’élites dont la taille et la qualité me semble varier dans le temps et dans l’espace en fonction de divers facteurs - niveau de vie, importance de la part de citoyens ayant accès aux infrastructures nécessaires au développement de leur(s) talent(s) – ne dispense cependant pas de se poser la question de leur utilité au regard de la démocratie.
Il me semble que trois rôles fondamentaux sont susceptibles d’être attribués aux élites.
Un rôle d’exemplarité, d’abord. Celui-ci me paraît assez peu discutable. De l’enfant qui, devant sa télévision, rêve de devenir champion de tennis, à l’ado qui, séduit par le discours d’un chef d’Etat, se lancera en politique en passant par le romancier en herbe vivant une véritable révélation suite à la lecture d’un ouvrage ou encore le grand industriel faisant prendre conscience à ses contemporains de la nécessité d’adopter telle ou telle réforme, il ne fait pas de doute que la figure du « scientifique », de la personne compétente, constitue à n’en point douter un vecteur d’espoir, de dépassement de soi, de diffusion des idées, voire de vulgarisation auprès d’une population qui se sent parfois désemparée face à un monde en perpétuel changement.
Un rôle de conseil, ensuite. Les élites ont également, à mon sens, pour vocation de conseiller les décideurs de notre temps, qu’ils soient publics ou, comme c’est de plus en plus le cas, privés. Le puissant P.D.G. d’une multinationale, un ministre, le responsable d’une institution culturelle seraient-ils à même d’assumer leurs responsabilités sans l’analyse la plus pointue de leurs conseillers ou de tel ou tel spécialiste issu du monde entrepreneurial ou académique ?
Un rôle précurseur, enfin. La démocratie ne se limite pas à l’exercice périodique du droit de vote. Pour vivre, elle doit sans cesse s’enrichir par la culture du débat, de la discussion, de l’échange. Au risque, parfois, d’aller à contrecourant des idées dominantes de notre temps. Avec, pour seul objectif, le progrès social, le développement économique responsable et, surtout, la défense de l’intérêt général.
La fresque peut paraître quelque peu naïve, utopique, pour ne pas dire caricaturale. Il semble pourtant que tels soient les rôles que sont susceptibles de remplir les élites dans une société démocratique.
Pour que ces derniers soient à même de pouvoir pleinement s’insérer dans celle-ci, il convient cependant qu’ils puissent également répondre à une série de conditions formant les garde-fous nécessaires afin de prévenir certaines dérives.
Ainsi, l’existence d’une élite n’est pas en soi problématique pour autant qu’ il existe une circulation à l’intérieur de celle-ci et entre celle-ci et le reste de la population.
Cette condition souligne l’importance de la culture méritocratique ainsi que la nécessité de pérenniser, voire de réinventer, le célèbre « ascenseur social ». A défaut, les élites risques de redevenir ce qu’elles furent sous l’Ancien Régime : une caste de puissants « intouchables » garantissant un statut social valorisant à leurs descendants, comme si le talent, le savoir et la compétence étaient nécessairement et systématiquement héréditaires.
Une situation que tous les peuples de la terre ont, ou désirent un jour (comme le prouvent les récentes révoltes dans le monde arabe) jeter aux oubliettes de l’histoire.
La tentation est pourtant grande, chez certains, de créer de véritables « dynasties ». Il n’est d’ailleurs nul besoin de se rendre dans des Etats autoritaires pour assister à ce genre de phénomène. Les démocraties souffrent également, de nos jours, d’un manque de renouvellement des élites.
Certes, il faut nous garder de toute exclusive automatique et éviter de tomber dans le piège de la généralisation. L’histoire est en effet remplie d’acteurs, d’auteurs et de responsables ayant réussi à transmettre à leurs descendants, par leur passion, leur enseignement ou peut-être simplement par le jeu de la génétique, les mêmes qualités qui firent d’eux des hommes ou des femmes d’exception. Et il est assurément parfois plus difficile pour les "biens nés" de prouver que leurs qualités résident ailleurs que dans leur nom. Mais nous devons aussi avoir le courage de dénoncer ce type de pratiques lorsqu’elles n’ont pour autre but que de pérenniser la situation sociale ou le pouvoir acquis par telle ou telle famille.
Mérite et transparence sont les garants d’un Etat juste et efficace. La prévention ou, à tout le moins, la limitation de ce type de dérive passe par une politique d’éducation ambitieuse, soucieuse d’assurer la circulation des élites. Elle doit permettre, non seulement de renforcer l’efficacité de ces dernières mais aussi, et surtout, d’éviter la monopolisation des postes décisionnaires par une poignées de personnes ne justifiant leur position que par leur réseau ou, pire encore, par leur naissance.
De même, il est fondamental que les élites œuvrent dans le respect de l’intérêt général. La compétence et le pouvoir peuvent parfois amener les plus brillants esprits à s’égarer dans les plus vils comportements humains. Faire partie d’une élite, c’est acquérir un grand pouvoir. Et acquérir un grand pouvoir, qu’il soit effectif ou qu’il réside plutôt dans une forme d’influence (notamment par l’image), implique une grande responsabilité. Celle de pouvoir servir de modèle aux générations futures. Celle de contribuer au développement du bien-être de la population. Celle, enfin, d’œuvrer pour le plus grand nombre plutôt que pour tel ou tel groupe d’intérêt.
Plus que le fait de répandre une hypothétique « bonne parole » ou de se poser en « gardiens du temple » de telle ou telle pensée dominante, les élites, plus particulièrement les intellectuels, doivent enfin offrir les outils du débat à la population. Y compris sur les sujets les plus sensibles, ceux qui fâchent.
Pour cela, elles doivent veiller à ne jamais se couper de la réalité quotidienne vécue par ces hommes et ces femmes qui doivent affronter des difficultés concrètes dans des situations de plus en plus complexes mais aussi faire face à une solidarité de moins en moins assumée en ces temps de disette budgétaire. Car cette rupture entre les élites et ceux qu’elles sont censées servir peut aboutir à jeter une partie de nos concitoyens les plus fragiles dans les bras du premier aventurier (ou de la première aventurière) venu(e).
Pour définir la place de l’élite dans la démocratie, il faut, in fine, revenir à la source de ce terme. Celle du vieux français « eslit », participe passé du verbe « élire ».
Ce sens originel permet à la fois de résumer et d’englober l’ensemble des conditions précitées. Qu’est-ce qu’une élite, sinon un groupe d’individus désignés et reconnus par la collectivité comme susceptibles de lui apporter une plus-value, de faire bénéficier l’ensemble des citoyens de leurs talents, de leur savoir, de cette étincelle innée ou fruit d’un travail acharné qui leur a permis de s’élever, à des degrés certes divers, parmi les hommes et les femmes de leur temps.
Plus que jamais, nous devons renforcer la circulation et le renouvellement des élites. Par des mécanismes qui permettent d’objectiver toujours plus la sélection de ces dernières. Pour éviter que le réseau, l’héritage, la naissance, ne suffisent à redevenir des éléments déterminant la condition. Car si l’égalitarisme constitue une forme de discrimination au regard de nombreuses juridictions de par le monde, l’égalité juridique (celle qui garantit à chacun une chance équivalente à la naissance et implique, dans le chef de l’Etat, une obligation de fournir à chacun de ses sujets les outils nécessaires à son éducation citoyenne, à son émancipation et à son épanouissement) doit être, plus que jamais, renforcée. La propension de certains à placer leurs enfants à des postes auxquels ils ne pourraient prétendre en temps normal est à cet égard le signal inquiétant d’une démocratie malade, en tout cas, imparfaite.
Une élite adoubée par ceux et celles auxquels elle entend servir de modèle est également une élite qui refuse de s’enfermer dans une tour d’ivoire, loin de la réalité de terrain et des vicissitudes de notre temps. Les élites doivent, en ces temps de crise et de doute, dialoguer, argumenter, convaincre. Et, à défaut de pouvoir convaincre, oser se remettre en question. Il n’est pas normal que les débats entourant certains des grands dossiers qui détermineront l’avenir des générations futures ne puissent faire l’objet d’échanges sereins, même lorsque la vérité n’est pas bonne à dire, quitte à ce que les élites finissent par révéler leurs failles ou leurs propres erreurs. Car les élites, loin d’être une nouvelle caste de puissants intouchables, doivent aussi pouvoir rendre des comptes à la Nation.
La globalisation, la transformation de notre société, le règne annoncé de la technique et de la science, la disparition de certaines valeurs de solidarité et d’équité issues des épreuves du passé, ont fait émerger des enjeux complexes, auxquels nos populations sont confrontées quotidiennement. Se priver des élites, c’est se priver d’une compétence susceptible de permettre à la collectivité de traverser les turbulences auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui.
Mais si, face à cette complexification grandissante et à la technicité d’un monde en perpétuelle mutation, nous avons, plus que jamais, besoin d’hommes et de femmes aptes à apporter des propositions susceptibles de bâtir un nouveau pacte social afin de compenser un Etat providence à bout de souffle, il convient d’éviter à tout prix que nos élites ne finissent, en l’absence des gardes fous précités, par se transformer en une forme d’oligarchie omnipotente et omnisciente, réservées à certains groupes sociaux ou à certains nantis. Un défi de première importance. A défaut, en ces temps où les passions sont exacerbées par la peur d’un avenir plus que jamais incertain, les élites d’aujourd’hui risquent bien de se retrouver un jour dans la même position que celle des privilégiés de l’Ancien Régime. A moins qu’elles ne décident de prendre le risque de signer à cette occasion l’acte de décès d’une démocratie pour laquelle tant d’hommes et de femmes n’auront pas hésité une seconde à donner leur vie.
Samy Sidis
L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. »
RépondreSupprimer– Frédéric Bastiat, 1848