jeudi 15 novembre 2012

Lecture saine (3) - Nagasaki

Après "La Bible de Darwin" et "Dracula", je me permets de vous présenter "Nagasaki" d'Eric Faye en guise de post marquant notre retour à Céline et moi-même après une campagne électorale extrêmement avare en temps libre...

Le lecteur assidu que je suis n'a jamais vraiment apprécié les commentaires du style "wow, ce que c'est bien écrit !". Honnêtement, ce qui m'intéresse dans un roman, c'est l'histoire et, plus encore, la morale ou la réflexion que l'on peut en tirer. J'avoue ne pas vraiment faire grand cas du "style" et préférer les romans américains (souvent faits de phrases et de chapitres courts) aux longs descriptifs propres aux romanciers français (relisez "Le Rouge et le Noir" de Stendhal, vous verrez à quoi je fais allusion...) ou à la lourdeur du "Procès" de Kafka (au demeurant un incontournable classique que je recommande à chacun).

C'était avant d'avoir lu "Nagasaki".

Ce roman arrive, par la manière dont est racontée l'histoire de deux anonymes de la ville de Nagasaki, à nous dresser un portrait de la société japonaise contemporaine et des démons qui la guettent.

"Nagasaki", c'est l'histoire (vraie) d'un quinquagénaire célibataire qui réalise un jour que, depuis quelques mois, son frigo se vide, que des objets changent de place, que d'autres disparaissent...Un fantôme aurait-il pris possession de sa demeure ?

De fantôme, il n'est évidemment nullement question. Ayant placé une caméra dans sa cuisine, notre personnage (exemple-type de l'antihéros, tant par sa nonchalance que par la vie morne qui semble meubler son quotidien) découvre finalement que c'est une femme de la même génération que la sienne qui partage, à son insu, son quotidien depuis un an.

Les dernières pages de la première partie de cette nouvelle d'une centaine de pages nous montrent un personnage prenant soudain conscience du vide qui est en lui, de celui qui l'entoure et de sa soif de sortir de la morosité dans laquelle il s'est progressivement installé. Trop tard...il a beau tenter de contacter cette mystérieuse inconnue, il assiste impuissant à l'arrestation de celle-ci par la police qu'il a lui même appelée quelques minutes plus tôt.

La seconde partie nous est contée par notre clandestine, qui nous raconte son histoire. Celle d'une "salary woman" victime de cette crise dans laquelle le pays du Soleil levant est embourbé depuis maintenant une vingtaine d'années. Chômeuse dans un pays où le travail est une valeur fondamentale, elle est progressivement exclue de la société et finit à la rue. C'est en désespoir de cause qu'elle se réfugie finalement chez cet inconnu dont elle découvre progressivement la vie et auquel elle finit même par s'attacher.

Décidée à revoir cet anonyme qui l'aura sauvée malgré lui, elle décide de lui rendre visite à sa sortie de prison. C'est là qu'elle découvre que celui qui fut à la fois son sauveur et son bourreau a préféré quitter cette maison froide qui ne pouvait plus lui inspirer que remords et regrets. 

Le style du roman renvoie au concept fondamental d' "harmonie" qui régit la société japonaise. Chaque chose, chaque être, est à sa place et doit y rester. Chaque geste posé (avec méticulosité), chaque mot prononcé, chaque idée pensée a (ou plutôt "doit avoir") un sens, un but, une raison d'être. Peu de place, dès lors, pour l'expression des émotions en général, pour la spontanéité en particulier. Pas question de sortir des sentiers battus, gages de stabilité. Quitte à sacrifier le bonheur individuel. 

J'ai pu lire ça et là des critiques qui voulaient voir dans cette nouvelle une dénonciation d'une société devenue individualiste à l'extrême. Une société qui ne pouvait plus engendrer que l'égoïsme et, in fine, la solitude. 

Un passage me semble particulièrement parlant pour comprendre à la fois la raison d'une telle interprétation mais aussi celle pour laquelle je ne la partage pas. La principale protagoniste du roman déclare, p.66 :

"Que signifie encore ce nous qui revient à tire-larigot dans les conversations ? Le nous meurt. Au lieu de se regrouper autour d'un feu, les je s'isolent, s'épient. Chacun croit s'en sortir mieux que le voisin et cela, aussi, c'est probablement la fin de l'homme"

On peut se contenter d'interpréter ce passage de façon littérale, et en rester à l'idée de la dénonciation d'une société hyper-individualiste. Ce serait pourtant, me semble-t-il, mal connaître la société japonaise, dans laquelle il n'y a, au contraire, pas de place pour l'individu. Seul le groupe (la famille, la communauté, la nation) prime. Une conception de la vie en société qui explique la dévotion longtemps portée par les Japonais à leur Empereur. Celle là même qui engendra durant la Seconde guerre mondiale les kamikazes et explique sans doute la violence extrême des batailles d'Okinawa ou d'Iwo Jima, durant lesquelles le soldat nippon préférait le suicide à l'humiliation de la défaite.

Ce faisant, cette héroïne japonaise, perdue dans ses pensées, ne dénonce-t-elle pas plutôt une société dans laquelle le "nous" est devenu un slogan marketing qui permet certes de remporter des élections (en hurlant par exemple au "bain de sang social"...) mais se révèle incapable de mener les réformes nécessaires à l'épanouissement de chacun  au nom des droits acquis par tel ou tel groupe d'intérêt (le "je" pointé du doigt dans l'extrait) ? N'est-il pas temps de retrouver le véritable sens de l'intérêt général ? Celui qui permettrait à chacun de contribuer à l'édification d'une société plus "harmonieuse" ?

Je reviendrai, dans un prochain post, sur cette société absolument fascinante par la combinaison de son avancée technologique et l'attachement viscéral à ses valeurs ancestrales qu'est le Japon. Un cocktail attrayant pour le regard occidental, mais qui pose de plus en plus question dans une société japonaise perdue dans le tourbillon de la mondialisation et craintive face à l'irrésistible ascension de l'éternel rival chinois. Mais ça, c'est une autre histoire...

Eric FAYE, "Nagasaki", J'ai lu, 2011 (95 pages)

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