jeudi 12 janvier 2012

Quo vadis Taiwan ? - "L'autre Chine" à la croisée des chemins

L’année 2012 sera à n’en pas douter particulièrement riche et importante dans le domaine des relations internationales. Et pour cause : plusieurs pays, et non des moindres, renouvelleront leur exécutif. Outre les Etats-Unis et la France, on citera le cas de la Russie, de la Corée du Sud ou encore de l’Egypte.

Mais une autre élection attirera l’attention des chancelleries et des observateurs avertis en ce début d’année nouvelle. L’île de Taïwan connaîtra en effet le 14 janvier prochain le cinquième scrutin présidentiel démocratique de son histoire. 

Taïwan fait partie de ces acteurs qui, malgré leur superficie réduite (l’île est à peine plus grande que la Belgique), occupent une place stratégique au sein du grand échiquier mondial.

Si cette élection et son issue seront suivies de près, c’est parce qu’elles influeront sur les rapports entre l’île et son puissant voisin chinois et pourraient raviver les tensions dans la région.

Taïwan est situé au large de la Chine. Cédé au Japon au terme de la Guerre sino-japonaise (1894-1895), il est rétrocédé à l’empire du Milieu à la fin de la Seconde guerre mondiale.

C’est sur cette île que se replient Chang Kai Chek et ses partisans au lendemain de la prise du pouvoir par les communistes de Mao sur le continent. Si la République populaire de Chine est proclamée à Pékin, Chang et son parti, le Guomintang (KMT), conservent le contrôle de Taïwan et de quelques îles avoisinantes qui deviennent le dernier bastion de la « République de Chine ».

Cette dernière restera le seul gouvernement légitime de la Chine jusque dans les années 1970 aux yeux de la majorité des pays occidentaux. C’est à cette époque que la Realpolitik amènera les Etats-Unis et, dans leur sillage, l’ensemble de l’Occident, à progressivement établir des relations diplomatiques officielles avec Pékin.

Le régime communiste considère encore aujourd’hui Taïwan comme une province rebelle. Et pour cause : la fin des relations diplomatiques officielles avec la plupart des démocraties occidentales n’a pas abouti, loin de là, à la réintégration de l’île dans le giron de la République populaire. Le maintien du régime de Chang permettait en effet à l’Ouest de s'appuyer sur un allié hautement stratégique situé aux portes de l’empire du Milieu.

Au fil du temps, Taïwan va connaître un miracle économique et une mutation démocratique qui en font aujourd’hui une entité particulièrement dynamique. En une trentaine d’années, l’île aura connu des changements majeurs qui démontrent de façon éclatante que la démocratie n’est pas l’apanage de l’Occident et qu’il est tout à fait possible d’associer le développement économique et la liberté.

En outre, depuis 1992, des relations informelles se sont mises en place entre Pékin et Taipei. Les habitants des deux Chines peuvent désormais voyager mais aussi faire des affaires des deux côtés du Détroit qui les sépare. Les deux entités constituent d’ailleurs des partenaires de première importance, notamment depuis la conclusion d’un accord de libre-échange (ECFA) en 2010.

La « question taïwanaise » est néanmoins encore loin d’être réglée.

En effet, la multiplication des accords entre Pékin et Taipei ne doit pas faire oublier que l’objectif du régime communiste reste la réintégration de l’île au sein de la République populaire. Une loi votée en 2005 autorise d’ailleurs l’armée chinoise à recourir à la force si Taïwan venait à proclamer son indépendance.

Certes, certains voient plutôt d’un bon œil le rapprochement avec le continent. Les milieux d’affaires y voient une opportunité d’investissements de plus en plus importants au sein d’un marché de près d’un milliard et demi d’habitants qui constitue aujourd'hui la deuxième puissance économique de la planète. Cette perspective explique que les milieux économiques taïwanais plaident en faveur de l’approfondissement des accords commerciaux avec la Chine. Mais le Taïwanais de la rue a déjà, par le passé, envoyé un signal différent à Pékin.

La question de l’identité est un sujet à la fois passionnant et passionné au sein de la société taïwanaise. Elle réveille aussi, parfois, les douleurs du passé. En effet, lorsque Chang et ses partisans se réfugièrent sur l’île, ils furent confrontés à des velléités sécessionnistes d’une population qui avait vécu pendant 50 ans en marge du continent. L’île avait également vu la proclamation d’une éphémère "République de Taïwan" au début de l’occupation japonaise. Elle avait par ailleurs, au fil des siècles, fini par développer, au sein de l’empire du Milieu, une culture et même une langue propres. Mais, pour Chang, il n’était pas question de permettre l’émergence d’un nouvel Etat taïwanais. Il fallait à tout prix préserver l’appellation « chinoise » du pays et ce, dans la perspective (illusoire) d’une reconquête du pouvoir.

La répression fut terrible, la culture et la langue taïwanaises prohibées, la loi martiale instaurée alors que le KMT s’imposait comme parti unique. Le régime de Chang réserva l’essentiel des postes à responsabilités aux familles qui avaient fui le continent pour se réfugier à Taïwan et entama une « sinisation » de la société locale à marche forcée (notamment par l’enseignement obligatoire et exclusif du mandarin – le chinois standard). Cette politique n’alla pas sans provoquer des tensions et plusieurs incidents, comme le traite le film américano-taïwanais « Formosa betrayed » (et si, c'est bien James Van der Beek - alias "Dawson" - qui tient le rôle titre...)

Cette volonté d’affirmation d’une culture taïwanaise propre va se réveiller à l’occasion de la démocratisation du régime et de l’ouverture au multipartisme au début des années 90. Ainsi, selon une étude réalisée par l’Université Chengchi, si 13,6% des habitants de l’île se définissaient comme « Taïwanais » en 1991, ils étaient 52,1% d’après un sondage de juin 2009. Par contre, alors que 43,9% des habitants se considéraient comme « Chinois » il y a une vingtaine d'années, ils n’étaient plus, en juin 2009, que 4,4%, une partie importante de la population se reconnaissant dans les deux identités.

Il ne fait aucun doute que ce sentiment de constituer une nation propre et indépendante de la Chine ira en s’accentuant dans les prochaines années. La jeunesse taïwanaise suit certes avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe de l’autre côté du Détroit. Ne serait-ce que pour sa propre sécurité. Après tout, plus d’un millier de missiles chinois restent pointés vers l’archipel. Mais elle est trop attachée aux nombreux aspects positifs que procure un régime démocratique pour accepter un rapprochement trop rapide avec Pékin, qui reste un régime autoritaire. Cela ne signifie cependant pas qu’il suffirait que son voisin se démocratise pour qu’elle accepte de réintégrer le giron de ce qui apparaît de plus en plus aux yeux d’un nombre grandissant de Taïwanais comme un pays étranger.

Où va Taïwan ? La population choisira-t-elle la voie du KMT (représenté par le président sortant Ma Yingjiu – lequel peut se targuer d’excellents résultats économiques mais souffre de la présence d’un candidat dissident susceptible de le faire perdre), l’ancien parti unique, partisan d’un rapprochement avec Pékin sur le plan économique et culturel avec pour objectif qu’un jour les deux côtés du Détroit de Taïwan puissent être réunis au sein d’un régime démocratique qui consacrerait la résurrection de la République de Chine ? Ou bien la voie du DPP (« Parti Démocratique du Peuple », représenté par Tsai Ingwen – une femme), parti réunissant à l’origine les militants des droits de l’Homme hostiles à la dictature et qui prône, à terme, l’indépendance d’une île dotée d’une histoire, d’une culture et, à ses yeux, d’une identité propres allant au-delà de la simple différence de régime politique avec le continent ?

L’issue de l’élection présidentielle demeure incertaine. Une chose semble cependant acquise : à ce jour, les sondages tendent à montrer que l’écrasante majorité des Taïwanais est favorable au maintien du statu quo. Ni indépendance, ni intégration à la Chine populaire. Sans doute plus par peur de représailles (régulièrement brandies par Pékin, même durant les périodes de réchauffement avec Taipei) que par volonté de ne pas tourner le dos à l’héritage culturel chinois (par ailleurs réel : la plupart des Taïwanais sont les descendants de Han - l'ethnie majoritaire sur le continent - ayant émigré vers l'île depuis les provinces du sud de la Chine au XVIème siècle). Quoi qu’il advienne, c’est aux Taïwanais qu’il reviendra, le moment venu, de choisir leur destin. A eux. Et à eux seuls.

Ce qui est intéressant, c’est que l’émergence (les nationalistes taïwanais parleront volontiers d’une « résurgence ») d’une identité propre à Taïwan (que ses habitants soient ou non favorables à la sécession) nous démontre de façon éclatante que ce ne sont pas les élites politiques qui peuvent définir de façon arbitraire ce que recouvre l'identité nationale de leur pays. Ce sont les peuples qui la façonnent. De quoi attirer l’attention de certains responsables qui, mettant la charrue avant les bœufs, s’imaginent pouvoir construire une Europe fédérale sans avoir préalablement contribué à faire émerger une véritable identité commune.

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