jeudi 19 janvier 2012

Vu du Québec : historique des lois linguistiques canadiennes (Première partie - de la colonisation à la création du Canada)

J’aborde ici une question fort épineuse et qui suscitera probablement de nombreuses réactions au sein de la Belgique francophone. Ce texte, longtemps attendu par les instigateurs de ce blogue, est probablement l’un de ceux qui pourraient faire le plus polémique. J’ai donc pris le temps nécessaire afin de développer une approche qui amènera à la compréhension de la situation québécoise sans nécessairement engendrer un refus ou une acceptabilité de celle-ci.

 
Cet article a aussi un historique. Lors de son voyage en territoire québécois, j’ai eu l’immense plaisir de partager mes quelques connaissances de l’histoire du Québec avec Samy Sidis. C’est suite à ce voyage qu’il m’a demandé de collaborer à Be Politicus puisqu’il avait remarqué certaines similitudes entre les problématiques canadiennes et belges. Ces différences sont bien entendues le corollaire de parcours historiques propres.

J’aborderai donc les lois linguistiques du Québec et du Canada en relatant les faits qui ont mené à celles-ci. Cette approche historique permet généralement de garder une certaine neutralité. Mais quiconque me lit depuis le début connaît forcément mes positions sur l’indépendance du Québec. Cela influera certainement la présentation qui suit. Veuillez m’en excuser.

Peut-être avez-vous eu l’occasion de lire un peu ou de suivre un cours sur la colonisation de l’Amérique du Nord. Il est fort probable que le récit qu’en font vos professeurs et vos livres diffèrent quelque peu des nôtres et cela s’avère tout à fait normal. Les dates restent mais l’interprétation que l’on en donne est nécessairement la résultante de nos parcours personnels et collectifs.

Ainsi, officiellement, 1534 est l’année retenue pour le début de la présence française en ce Nord-Amérique. La colonie est essentiellement mercantile : elle sert à approvisionner la métropole (ici, la France) en matières premières. Aucune industrie de transformation n’est tolérée sur le territoire qui s’agrandit de façon constante. En effet, les fourrures sont une denrée fort recherchée en Europe à cette époque et on doit chasser de plus en plus loin pour en trouver. À son étalement maximale, la Nouvelle-France couvrait des territoires du Labrador à la Lousiane et du Manitoba actuel jusqu’à l’Acadie (Nouveau-Brunswick).

L’attitude de la France est fort semblable à celle des autres pays mais elle y est plus prononcée : l’hégémonie qu’elle entend mettre en place touche d’abord l’Europe continentale et non pas les nouvelles terres. Nous sommes donc en présence d’une colonie comptoir. Ce fut un choix politique délibéré et défendable. Il faudra alors attendre encore une centaine d’années avant d’avoir une véritable politique de peuplement.

Au tournant du XVIIe siècle, la population de la Nouvelle-France s’élève à environ 16 500 habitants alors que les colonies britanniques qui formeront les États-Unis ont déjà plus de 250 000 habitants et possèdent une économie et un essor bien plus importants. Bien que les militaires français aient remporté de nombreuses batailles souvent annulées lors des signatures de traités, préférence à l’Europe oblige, le poids démographique était définitivement en défaveur des Français d’Amérique. 

Ce trop long préambule montre l’absence sur tout le territoire de la Nouvelle-France d’une présence considérable de francophones. Pour une vaste partie de celle-ci, ce sont essentiellement les garnisons des forts qui forment le peuplement de ce territoire royal. Seule la partie bordant le fleuve Saint-Laurent a connu un essor économique et démographique bien moindre que celui des colonies britanniques.

La Conquête par les Britanniques de la Nouvelle-France en 1763 marque le début d’une ère nouvelle. La Proclamation royale, première constitution canadienne selon certains, recèle aussi implicitement la première loi linguistique du territoire. Elle stipule :

« Dans l'intervalle et jusqu'à ce que ces assemblées puissent être convoquées, tous ceux qui habitent ou qui iront habiter Nosdites colonies peuvent se confier en Notre protection royale et compter Nos efforts pour leur assurer les bienfaits des lois de Notre royaume d'Angleterre; à cette fin Nous avons donne aux gouverneurs de Nos colonies sous Notre grand sceau, le pouvoir de créer et d'établir, de l'avis de Nosdits conseils, des tribunaux civils et des cours de justice publique dans Nosdites colonies pour entendre et juger toutes les causes aussi bien criminelles que civiles, suivant la loi et l'équité, conformément autant que possible aux lois anglaises; cependant, toute personne ayant raison de croire qu'elle a été lésée en matière civile par suite des jugements rendus par lesdites cours, aura la liberté d'en appeler à Nous siégeant en Notre Conseil privé conformément aux délais et aux restrictions prescrits en pareil cas ». 


La référence aux lois anglaises a pour conséquence que toute l’administration sera en langue anglaise (sans compter la nécessité d’être protestant – alors que la majorité francophone est catholique). Les contrats ne pouvaient plus être rédigés en français et la justice devait alors être rendue en anglais. La Proclamation royale était d’ailleurs rédigée en anglais, sa traduction n’ayant aucune valeur juridique.

Cette façon de procéder, normale pour un conquérant, relégua la langue française au second plan. Cependant, il ne fut pas possible d’éliminer les pratiques des habitants francophones, qui étaient fortement majoritaires sur le territoire de la « Province of Quebec ». Les lois civiles françaises étaient ancrées dans la pratique des gens. Le code civil français fut d’ailleurs rétabli en 1774 lors de l’Acte de Québec. On y voit là la volonté de l’administration anglaise de conserver sa colonie qui se faisait courtiser par les indépendantistes des colonies du sud.

Plusieurs pourraient se demander pourquoi les francophones ne se sont pas rebellés pour leur indépendance au côté des Treize colonies. Est-ce que le désir de liberté n’animait pas les Canadiens (terme désignant alors les francophones) d’alors? La question est complexe à résoudre, mais le principal argument contre l’insurrection est relativement simple à comprendre : pourquoi troquerions-nous un Anglais pour un autre Anglais? La confiance était somme toute inexistante envers les futurs insurgés.

La révolution américaine passa et ceux que l’on appela les Royalistes (fidèles à la Couronne d’Angleterre) quittèrent les jeunes Etats-Unis pour la colonie nordique. Voulant vivre sur un territoire aux lois anglaises, il était hors de question qu’ils subissent le code civil français. Une nouvelle constitution (appelée « Acte constitutionnel ») s’imposa donc en 1791, divisant la colonie initiale en deux : le Haut et le Bas Canada. Les francophones (devenus alors Canadien-français) demeuraient majoritaires sur leur parcelle de territoire, le Bas-Canada. Du point de vue linguistique, elle n’apporta cependant pas de changement.

Cette constitution instaurant le parlementarisme britannique sans la responsabilité parlementaire face au pouvoir royal, elle souleva l’ire des députés. Une rébellion eut lieu autant au Bas qu’au Haut-Canada en 1837-1838. Elle aboutit à l’Acte d’Union de 1840 où les deux Canadas furent unis (et où la dette du Haut-Canada fut remboursée par les surplus accumulés par le Bas-Canada). Cela aura pour conséquence de mettre en minorité les Canadiens-français.

La durée de cette union fut brève et remplacée par l’Acte de l’Amérique de Nord britannique (A.A.N.B.) lors de la fondation du Canada en 1867. Comme on le constate, jusqu’à maintenant, une certaine concession au niveau du droit fut consentie mais l’essentiel de l’administration de la colonie, et donc du pouvoir, demeura entre les mains d’anglophones. Nul besoin de mentionner que le bilinguisme était chose rare dans la majorité de la population peu voire non-éduquée. 

Cet « Autre » qu’est l’Anglais est alors source de méfiance, bien que les Irlandais soient mieux considérés puisqu’ils sont catholiques. La survivance du fait français fut l’œuvre du clergé lequel, en assurant la docilité de ses ouailles, réussit à négocier en échange une certaine préservation culturelle. Celle-ci fut d’ailleurs respectée sans être reconnue durant le siècle séparant la Conquête et la fondation du Canada. C’est par volonté pragmatique de conserver les biens acquis en Amérique du Nord et d’éviter ainsi une insurrection des colons que les Britanniques ont consenti à autoriser le code civil français. Ce pragmatisme sera à l’œuvre lors des prochaines étapes de la construction du Canada moderne.

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